LES SENTIERS DE LA GLOIRE (de Stanley Kubrick – 1957)
Les Sentiers de la gloire est l’un des films les plus cyniques du réalisateur Stanley Kubrick. Interprété avec justesse et conviction par Kirk Douglas, ce pamphlet sur l’absurdité de la guerre et l’irresponsabilité de ceux qui la décident, a longtemps été interdit en France. Les cinéphiles diront bien sûr, que Les Sentiers de la gloire est un chef d’oeuvre. Bien leur en a pris. Mais outre la limpidité et la clairvoyance du pamphlet de Kubrick, et sa qualité artistique, aucuns historiens n’approuveront l’isolement du cas français alors que ce conflit a vu ses impératifs nationaux se soumettre au champ du monde. C’est la plaie restée béante, qu’a laissée Kubrick et qui a enclenché la procédure d’interdiction en France.
Pitch
En 1916, durant la Première guerre mondiale, le général français Broulard ordonne au général Mireau de lancer une offensive suicidaire contre une position allemande imprenable surnommée « La Fourmilière ». Il s’agit de la cote 110. Au moment de l’attaque, les soldats tombent par dizaines et leurs compagnons épuisés refusent de reprendre l’assaut.
Ce qui chagrine beaucoup dans cette oeuvre de Kubrick, c’est ce froid réalisme ! C’est réaliste, c’est crédible, et pourtant Kubrick dit tout le contraire de ce qu’il fallait dire aux « poilus » de 14, si la France voulait maintenir la cohésion de la défense nationale. Kubrick fait très mal du coup, parce qu’il place comme objet de scénario, le procès de trois soldats tirés au sort et condamnés pour lâcheté au combat, terriblement au-dessus des phases de bataille en tant que tel. Point de métaphore filée autour des notions d’héroïsme, de dextérité, mais une description limpide et dépouillée d’une procédure de mise à l’amende arbitraire de soldats, tirés au sort et condamnés à la mort pour être donnés en exemple au reste des troupes, avec un appui total de Kubrick, à bras le corps sur l’insalubrité éthique d’une absence de plaidoirie, de rédaction de procès-verbal et de possibilités de réponse contextuelles laissées aux soldats face à l’accusateur publique.
Le pire c’est que Kubrick donne la qualité d’un brillant avocat d’assise français, pour incarner ce colonel d’armée choisi pour ordonner une offensive à laquelle il ne croit aucune issue positive à l’avance. Celui-ci apportera donc de l’eau au moulin du procès à l’encontre de la méthode utilisée de donner un semblant de procès à mort pour maintenir la cohésion de l’armée française. Sans oublier que Kubrick n’avait pas oublié de prêter à juger combien cette cote 110 était imprenable, en mettant en scène un Kirk Douglas cynique sur l’application de son ordre, et un général d’autant plus cynique puisqu’il est décrit comme totalement détaché du moindre sort auquel ses ordres irréfutables peuvent conduire.
Non, vraiment non, Kubrick a fait très mal de bout en bout, ne délaissant ci et là, aucune faiblesse de scénario qui l’aurait fait brûler en France. Le Géant des géants avait une fois de plus, dans un nouveau genre cinématographique, conquis l’artistique, le monde du 7e Art. Mais dans le fond, Kubrick ne peut être soumis à son tour à un procès d’attention. Pourquoi avoir osé sélectionner la France pour tourner en dérision ses méthodes pendant la Grande Guerre ? En Allemagne, en Angleterre avaient été utilisées pareilles méthodes. Et puis dans ce cas, quitte à choisir d’assombrir la mémoire des chefs d’armée français, pourquoi n’avoir engagé que des acteurs anglo-saxons et allemands ? Pour des raisons de tournage et de langue sans doute, mais aussi et surtout parce que le scénario n’aurait été accepté par aucun acteur français…
Stanley Kubrick peut être vénéré pour son travail global au sein du cinéma, il peut être chanté pour les messages qu’il parvient à faire jaillir de la pellicule de films comme Full Metal Jacket, 2001 : l’Odyssée de l’espace. Mais là, Kubrick semble avoir cumulé la roublardise désinvolte de L’Ultime Razzia avec un vrai sujet hautement plus ambitieux. Et là, attention les dégâts. Car on ne peut pas donner à voir, prêter à penser sur le thème des tribunaux militaires, en faisant de la notion d’arbitraire tout un vaste procès d’attention, même les plus artistiques, à l’encontre de méthodes disciplinaires qui avaient cours dans plusieurs autres pays belligérants en 14-18.
Pourquoi ? Parce qu’une guerre ayant placé l’homme de chair au devant d’une telle machinerie tueuse, était une première dans l’histoire, qui l’a tout autant été pour les Allemands, les Anglais, les Australiens, etc. Quand cela est dit, un «choc de pensée, de conception » aussi universel que la première guerre a été mondiale, a certainement vu des simulacres de procès avoir lieu partout ailleurs qu’en France. Pour les mêmes raisons, avec les mêmes méthodes. C’est vrai que la France a été le « grand » théâtre de la Première guerre, pourquoi Kubrick n’aurait-il pas choisi celui-ci ? Justement, la France a suffisamment souffert au regard des autres pays, pour avoir à interdire un tel pamphlet clair et limpide fait par Kubrick dans ces années 50 d’après Seconde guerre mondiale (et oui ! Après un 2e conflit mondial). Parce que si les libertés des anglo-saxons en matière de cinéma ne cherchent pas forcément à s’imposer au monde ou y diffuser leur souffle et leur chant, elles s’arrêtent toujours là où la moralité commence. Or, en matière de moralité, si les chefs d’état-major n’en étaient point exempts au regard de leur responsabilités, ou si ce général « idéaliste » avait de quoi brimer ce type d’ordre d’offensive suicidaire, en aucun cas il ne faut oublier la moralité qui tient, dans un film sur la Première guerre mondiale, au lien dangereux et fatal qui unit un belligérant à un autre. Or, Kubrick, parle de la France, que de la France, sans proposer un contre-champs d’analyse qui serait celui du belligérant d’en face, en l’occurrence l’Allemagne.
Toute la faiblesse du pamphlet de Kubrick (même le plus clairvoyant possible), réside en cela : la guerre se mène entre deux nations, deux armées, et même lorsqu’il y a des dissensions internes dans un camp, l’autre camp n’y est pas étranger. Or, Kubrick n’a ni exposé la vision adverse des tribunaux militaires français, ni suggéré le non particularisme français de ces tribunaux expéditifs, encore moins Kubrick n’a étayé son pamphlet contre l’absurdité de la guerre par la plus simple présence d’un ennemi à la France, qui justement participe indirectement à la mise en place de procédure disciplinaire de part son adversité. Mais Kubrick a peut-être confondu les grandes batailles avec un tel grand conflit mondial. Kubrick aurait-il confondu la bataille d’Azincourt avec la guerre des tranchées ? Non, son pamphlet est semble-t-il délibéré..