HÔTEL DU NORD (de Marcel Carné – 1938)

Louis Jouvet et Arletty.

Avant-goût       

Marcel Carné continue là sa bonne entente avec Jacques Prévert, pour donner au cinéma mondial une transcendance du cinéma muet, une pureté de grain que ne connaîtra jamais le cinéma colorisé, une matrice du réalisme cinématographique futur. On l’'appelait le chef d'oe’œuvre du réalisme poétique, à l'’instar de son Quai des Brumes, sorte d'’amalgame fait entre la prose littéraire de son temps et la liberté d’'entreprise et de tonalité, permises par la caméra (grand luxe à l’'époque, partagée en France par Abel Gance, le grand Jean Renoir ou plus modestement par René Clair, qui le paiera de sa personne lorsque la Nouvelle Vague des années 50 lui reprochera violemment son académisme).

Pitch   

Un hôtel modeste au bord du canal Saint-Martin abrite une clientèle bigarrée. Pierre et Renée, un couple d’amoureux, décident d’en finir avec la vie. Ce qui va s’avérer plus difficile que prévu. Un autre couple, M. Edmond, mystérieux homme, et Raymonde, une prostituée, vont se mêler à l’histoire des amoureux désespérés.

Avis       

Marcel Carné entame là son entente avec le poète Jacques Prévert. Il tisse le scénario, il imagine une mise en scène (« storyboard », un mot anglais qu’’il n’’utilisait pas à l’’époque), et Jacques Prévert imaginait les répliques. Ça a donné du sacré cinéma dès leur première année de collaboration (1938), avec le Quai des Brumes du « t’’as de beaux yeux tu sais ! » (dit Gabin à l’’envoûtante Michèle Morgan), et ce Hôtel du Nord du fameux « atmosphère, atmosphère…,…est-ce que j’’ai une gueule d’’atmosphère ?!?! » (de la grande Arletty à Louis Jouvet). Je vais partir assez loin dans l’’analyse de ce film, car en tant qu’’historien, c’’est un peu toute l’’histoire du cinéma de ce temps que j’’ai envie de raconter.

Canal Saint-Martin.

D’’abord, il faut savoir que Marcel Carné était à mi-chemin entre le tournage en studio et le tournage en cadre réel. Le studio ne sera vraiment abandonné qu’’au crépuscule des années 60, en France, c’’est dire le génie avant-gardiste de Marcel Carné (sachez que Carné était le plus grand concurrent de Jean Renoir dans les années 30 et d’’après-guerre). Pour cet Hôtel du Nord, Marcel Carné s’’est adjoint un sacré budget pour son époque : le but essentiel était de réunir une talentueuse Arletty et une star parmi les stars : Annabella.

Annabella.

Mais aussi et surtout de jouer la carte du réalisme au degré maximum de ce qui se faisait à l’’époque : la mentalité dictait que « tout doit être tourné en studio », …alors Marcel Carné a lourdement fait dépenser son producteur pour reconstituer le canal Saint-Martin …grandeur presque nature, depuis l’’eau jusqu’’au pont en passant par le vrai et existant hôtel du Nord. Cette recherche du réalisme sera désintégrée 20 ans plus tard  par la Nouvelle Vague des Godard, Truffaut, Chabrol et autres Rohmer, qui tourneront caméra à l’’épaule dans les rues de la capitale…, avec des moyens sensiblement plus modestes au regard de l’’inflation du franc).

Opposer Annabella à Arletty ne fut pas une mince affaire. La première était très reconnue pour son regard et sa plastique irréprochable. La seconde, Arletty, commençait à être connue pour son franc-parler, son charme naturel et sa « bonhomie » féminine. Marcel Carné s’’est donc soudoyé aux voeœux de ses producteurs : ne pas écraser Annabella par le naturel de la future grande Arletty. Il ne les a donc jamais réunies dans une même scène, mais se servait plutôt du montant Louis Jouvet, à la voix rauque, pour les mettre aux prises indirectement.

Arletty, Louis Jouvet.

Il n’’y a pas photo : Arletty crève l’’écran à chacune de ses interventions, tandis qu’’Annabella joue juste mais manque de naturel. Hôtel du Nord est au-delà de la prestation convaincante de Louis Jouvet, Arletty et Annabella, une tranche de vie sur ces années « dépression » (l’’après krach 1929). Où l’’hôtel parisien devient le refuge des êtres perdus autant que la vitrine de ceux qui veulent afficher leur grandeur… perdue !  Marcel Carné estompe royalement le manque de réalisme de ces décors. D’’abord parce que le budget était suffisant pour rendre des décors crédibles, aussi parce que Marcel Carné y montre un talent indéniable, maîtrisant le plan large, comme le champs/contre-champs. Avec un jeu de lumières que pouvait légitimement lui disputer le grand Jean Renoir.

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